J-1 : MERCREDI
« Ils n’ont pas pris le bon sorcier… » Infiltré au Nyege Nyege un jour avant le début des festivités, l’impatience est à son paroxysme. Nichée au bout d’un petit sentier de terre en périphérie de Kampala, on peut entendre l’effervescence derrière les murs de la Villa Nyege avant de l’apercevoir. Sur site, les artistes, les collectifs et autres spectateurs venus se joindre à eux s’affairent dans les préparatifs de l’édition 2022 du festival situé aux chutes d’Itanda, à trois heures de Kampala sur l’une des « routes les plus tortueuses » d’Ouganda.
Nous arrivons accueillis par Rey Sapienz, torse nu et à la recherche de câbles d’alimentation pour son DJ-set improvisé dans le bar voisin en face de la rue. Les membres du groupe sont partis, chacun de leur côté, à la recherche de masques, de mains en métal et de différents objets bruyants en préparation d’un show qui attire autant les locaux que les personnes venus, par delà les frontières ougandaise, pour filmer et s’ébahir devant cet événement sans précédent.
Dans la Villa, du bruit émane de presque chaque pièce. Dans le studio, on retrouve MC Yallah, DJ Diaki et la productrice berlinoise Zoe McPherson en pleine session de jungle industrielle sur laquelle DJ Diaki ne peut s’empêcher de bouger la tête en rythme. À l’étage, c’est de la dark gqom qui fait vibrer les murs. Sur la terrasse du deuxième étage qui entoure la forme complexe du bâtiment rose, les designers congolais sont en train d’essayer leurs déguisements recyclés. Des morceaux de voitures, des bouteilles de shampooing et des câbles sont collés les uns aux autres pour créer ces tenues uniques. Le costume de canettes d’aluminium s’est enfui. Personne ne sait où.
Dans le bureau de la Villa, l’atmosphère est tendue autour de la gigantesque table en bois. Les membres du collectif s’évertuent pour que tout se déroule le plus fluidement possible. La fluidité est un concept assez flou ici. Entre deux pannes de courant, Derek Debru, un des cofondateurs du collectif, a missionné une expédition pour récupérer 50 cartouches de cigarettes. On reçoit des appels continus de la part de vagues connaissances qui tentent d’obtenir des billets à prix réduit. Entre deux blagues de fumeurs et un regard complice qui semble dire « tu vois cette merde ? », les problèmes seront gérés les uns à la suite des autres.
La pluie est au rendez-vous, ce qui complique légèrement les choses pour les milliers de campeurs venus assister à un festival intégralement tenu en plein air. On se demande si l’équipe a choisi le bon faiseur de pluie et s’il est encore temps de faire appel à un local pour arrêter le carnage. Arlen est quelque part sur le site et se démène pour prévoir le chaos à venir. Pendant ce temps, Derek travaille d’arrache-pied sur le #Nyegeverse, et prend les appels : « Ligne d’urgence Nyege Nyege, comment puis-je vous aider ? ». Il finit par partir au bord du lac aux alentours de 4 heures du matin. No rest for the wicked.
Quoi qu’il arrive, au moins, on ne devrait pas s’ennuyer. La programmation est fixée : 300 artistes, des groupes traditionnels et des créateurs au rendez-vous jour et nuit pour les quatre prochains jours. L’événement s’annonce délirant.
On monte dans le bus. On se retrouve demain pour le jour J.
JOUR J : JEUDI
« Êtes-vous prêts à faire la fête ? » C’est le jour J et les artistes sont debout dès 6h du matin pour prendre le bus qui nous emmène aux chutes d’Itanda. Le ciel est bleu. Les installations géantes sont repliées, les tentes et les couvertures sont empilées, les tambours et les xylophones débordent d’un bus scolaire façon Burning Man. Kampala bourdonne avec les allées et venues des scooters. Après un détour pour récupérer 15 rolex, le chauffeur doit faire des pieds et des mains sur la route tortueuse qui mène à Itanda. Plus nous nous approchons, plus il est clair que Nyege est dans la place. Les enfants accourent sur le bord de la route pour héler les bus. Une installation du festival émerge à l’horizon, dévoilant des produits dérivés, des barbecues et des systèmes de sonorisation locaux improvisés. Nous descendons, accueillis par une foule curieuse au sein de laquelle nous nous frayons lentement un passage avec notre équipement. Nous passons devant la gendarmerie, les équipes de fouille et le stand de vente de billets. Nous y sommes.
Nous nous arrêtons ébahis devant la vue époustouflante des chutes d’Itanda. On comprend mieux pourquoi Nyege s’est laissé séduire par le site. Les cascades font un bruit monstre. Sur la petite baie au bord du Nil, les bateaux font des allers et retours et certains visiteurs se rafraîchissent dans l’eau. Le reste du site est encore en chantier. Les équipes accourent avec des matelas, du bois et des tentes, pour rattraper le retard pris après plusieurs jours de fortes pluies. Les tentes commencent à se dresser sur la crête nord de l’immense terrain et les artistes s’installent sur la falaise au-dessus des chutes. Sous une pluie légère et en plein soleil, on commence à entendre à travers le chemin quelques tests sonores sur les systèmes de sonorisation.
L’équipe Nyege a pris une cadence militaire pour terminer les derniers ajustements du site. C’est un chantier d’une ampleur gargantuesque pour mettre en place les six ou huit scènes du festival, relier le courant, monter les stands de nourriture, le camping et les manèges amenés à cette occasion. L’après-midi est longue. Et puis vient l’heure pour les groupes de prendre place sur scène. L’équipe ne reprend pas son souffle pour autant. Au niveau de l’eau, un groupe de batteurs jouent devant le coucher du soleil. Les danseurs sont là. Quelqu’un à démarré un feu. Les installations en bambou n’arrêtent pas de s’élargir. On a l’impression de voir un million de mains construire morceau par morceau une chimère. A chaque addition, le spectacle devient à la fois plus impressionnant et plus terrifiant. « Êtes-vous prêts à faire la fête ?« , hurle le leader du groupe dans son micro. « Êtes-vous prêts à faire la fête ?”.
L’odeur du poisson et du barbecue commence à se répandre dans l’air avec le son des générateurs qui bourdonnent. Les régisseurs courent à la recherche de bières et retournent en courant à leur poste. Il faut trouver des câbles plus longs, du ruban adhésif et voir comment il serait possible de suspendre une piste de danse au milieu de la forêt. Les sourires s’élargissent. Toutes les personnes présentes sont, soit en train de courir, soit en train de travailler. Un hélicoptère de Wakaliwood s’est écrasé sur la colline. Les yeux rouges d’un taureau mécanique s’illuminent. Un manège clignote. La colline du côté nord est maintenant pleine de tentes et d’installations en bois. Sur place, on trouve des habitants de Jinja, des visiteurs venus du Kenya ou de la RDC et une bonne dose d’Européens curieux qui s’amusent avec des défenses d’éléphants et trébuchent en riant aux éclats sur des branches dissimulées dans les passages sombres situés entre les scènes.
Après un faux départ, la première artiste programmée de la soirée monte sur la scène qui s’illumine. Binghi du Rwanda se déchaîne avec férocité sur la scène Hakuna Kulala. La structure en tôle est recouverte de champignons suspendus. La piste de danse cachée dans les bois prend forme. Les basses et les figures extasiées des spectateurs viennent rappeler le sens derrière cette folie. De la heavy club music au coeut de la « Pearl of Africa ». DJ Flo Moon s’installe derrière les platines. Sur la scène Darkstar, Hibotep fait un soundcheck avec une telle habileté qu’il se mue rapidement en un set complet. Une nouvelle question se pose. Sur quelle scène allons-nous aller maintenant ?
Le point culminant est sans conteste R3IGNDROPS. La DJ ougandaise se lance dans une musique dark-trance, gnarly bass quasi indescriptible. L’artiste, annonciatrice de pluie voit sa prophétie se réaliser au bout d’une cinquantaine de minutes quand des gouttes de pluie commencent à tomber. Ce n’est pas désagréable. La pluis s’invite comme une brume légère et rafraîchissante. Est-ce une première pour cette jeune artiste talentueuse ? Tout le monde bouge. Les corps s’entrechoquent. Flo hurle pour chauffer la foule. Hibotep s’installe à ses côtés sur scène. La famille Nyege est dans son élément et ça fait plaisir à voir. Des frissons m’envahissent.
Les deux scènes (Darkstar et Hakuna Kulala) se renvoient la balle. C’est ici qu’il faut être. À quelques exceptions près (comme sur la Main stage avec Arsenal). Ecko Bazz et Chrisman lancent la foule dans un mosh pit sur la Darkstar. Pö donne à la foule des basses charnelles sur la scène Hakuna Kulala. Don Zilla catalyse son énérgie de chaman noir. De retour sur Hakuna Kulala avec Decay pour une hyperpop expérimentale. Turkana arrive en force avec son hardcore indéfinissable. Nous avons déjà entendu ce morceau deux fois (c’était avec Flo et Hibotep, il me semble). Les scènes sponsorisées par Smirnoff et Coca-Cola accueillent un flux constant de dancehall et d’afro-pop. Elles attirent une foule contrastée sur les scènes adjacentes. Tout le monde a son truc. La scène Hakuna Kulala part littéralement en fumée.
Une fois les derniers sets terminés, l’équipe repart en bateau pour se rendre de l’autre côté de la rivière. Dans l’obscurité, on descend les courants, alors que les dernières basses s’estompent au loin pour laisser place au bruit des cascades. Espérons que l’ordinateur soit suffisamment chargé pour écrire le compte rendu de la journée. La pluie est restée légère. Pour l’instant.
Premier jour : un échauffement époustouflant et prometteur d’une deuxième journée qui s’annonce caniculaire.
JOUR 2 : VENDREDI
« Je crois que le bateau a fait naufrage« . C’est notre premier jour complet sur le site du Nyege. L’équipe s’est réveillée de l’autre côté du fleuve et vers midi, tout le monde a fait la marche jusqu’aux boda boats, ces petites embarcations qui assurent la traversée. Le courant nous porte doucement, tandis que le soleil perce par intermittence l’épaisse couverture de nuages, semant ses rayons comme un kaleïdoscope.
Le site du festival ressemble à une colline qu’auraient envahi des fourmis courant en tout sens. En arrivant à la cantine du festival, nous tombons sur Derek (Derek Debru, l’un des fondateurs et organisateurs du festival) qui sirote un cocktail, assis dans un confortable fauteuil. “Quelle putain de nuit”, lâche-t-il, non sans un certain soulagement. Depuis la nuit dernière, Nyege Nyege a dû aiguiser son organisation. Les stands sont montés. Les lumières sont prêtes. Les chaises sont là. Y’a plus qu’à.
Justement, il y a déjà un monde fou quand débute, parmi les premiers sets qui ouvrent cette seconde soirée, celui de la Sud-Africaine Désirée. Alors que le ciel se couvre de reflets d’or, la DJ et productrice nous emmène dans un périple Afro-house semé de breaks de percussions et de classiques indémodables.
Le Nyege réserve toujours plein de surprises. En vous baladant dans le parc, vous avez des chances de tomber sur une sorcière qui du regard vous jette un sort, ou sur un stand où l’on pratique une terrible fusion culinaire ougando-japonaise. Plus loin, derrière une haie, un ensemble ougandais de percussion s’échauffe. Quant à Otim Alpha, le voici qui chauffe pour accorder sa petite harpe auprès du feu. Au même moment, les plasticiens transformistes kinois de la compagnie Kinact essaient leurs uniformes faits d’objets recyclés. Des habits de toutes formes et de tous styles sont étendus le long des chemins de terre, tandis que sur la plage, ceux qui maquillent les visages attendent au bord d’un terrain de volley. « L’expérience Nyege » dresse doucement sa tête hors des eaux, telle l’Etrange créature du lac noir.
Le soleil tombe vite, si près de l’équateur, et les obscures vibrations ne tardent pas à s’inviter à la fête. Il ne reste qu’à les suivre… jusqu’à la bien nommée Darkstar, scène idéale pour se perdre dans la magie du même nom. En plus, les lasers sont de sortie.
Un scratch de vinyle – tout s’arrête net. La scène Boiler Room / Hakuna Kulala vient de se taire. Un groupe électrogène a lâché, ou bien les baffles ont été secouées par une surtension, précisément au moment où Pö débutait son set. Vous vous souvenez de la fumée dont je parlais hier ? L’instant de panique rapidement dépassé, les techniciens de la scène Hakuna Kulala se ruent vers la Darkstar comme des pirates en quête d’équipement de rechange. Après quelques aller-retours les bras chargés de câbles et de machines, et voilà que la scène redémarre. Il faudra un peu de temps à la Darkstar pour s’en remettre. Pö redémarre donc devant un public clairsemé, mais au fil des minutes elle parvient à réaliser une prouesse à laquelle tous les DJ aspirent : créer une vibe qui flotte dans l’air et s’empare des gens. Elle le fait vite, elle le fait bien, et tout reprend enfin son cours normal. Rien d’étonnant, de la part de cette figure du Nyege Nyege, rompue à son organisation. Une vraie patronne.
Alors que la Darkstar est en soins intensifs, le coeur battant de la basse redémarre. On entre dans une fusion kizomba taillée pour le club, celle de Makorissi qui a pris les commandes du bateau pirate blessé. Un détour par la grande scène principale pour voir l’expérimenté et incontournable Navio qui joue avec DJ Zato. Le rappeur chante devant une foule ougandaise qui connaît toutes les paroles de ses tubes rnb. Là, les gars aux mèches teintes en vert semblaient un peu perdues : euh… n’était-ce pas De Schuurman qui devait jouer à cette heure-là ? Tout le monde veut voir De Schuurman. Tout le monde, vraiment.
Mais à vrai dire, le grand moment de cette soirée est arrivé au coeur de la nuit quand Jako Maron s’est installé avec ses machines et son maloya synthétique. Sa musique a captivé tout le monde : ceux qui étaient en plein trip, les connaisseurs, le public ougandais, et les aficionados de la techno. Un mix de musiques de transe globalisé où les basses profondes et les sons synthétiques se mêlent au son des instruments traditionnels réunionnais. La patience est récompensée. D’ailleurs DJ Diaki, posé derrière la scène dans son blazer, regarde Jako avec un air d’approbation. Quant à Arlen (Dilsizian, autre fondateur et organisateur du Nyege), on l’a même aperçu sur le dance floor.
Le show est presque terminé quand on apprend qu’il y a eu un accident sur le fleuve. Pas de retour en bateau cette nuit, il faudra attendre que le soleil se lève. Hakuna kulala ! En swahili, ça veut dire « pas de sommeil »! Avec quelques amis on s’installe au stand merchandising officiel du Nyege et je me lance dans une sieste improvisée sur le sol en contreplaqué. Le soleil se lève, mais point de bateau à l’horizon. Nous réussissons à nous glisser dans une tente du camping des artistes et on finit par s’endormir, enfin, au son des blagues du film Who Killed captain Alex? des studios Wakaliwood, tandis qu’une turbulente bande de jeunes du coin refuse d’arrêter la fête.
C’est exactement comme cela que ça devait se passer. Troisième jour, tiens toi-prêt !
JOUR 3 : SAMEDI
« Ils seraient pas en train de creuser une tombe ? » A force, les jours commencent à se mélanger. Les musiques, les scènes, tout se confond dans ma mémoire comme le font mes impressions, mes sentiments, les moments de danse et de répit.
Le troisième jour s’est ouvert avec un bol d’air frais, comme porté par un bienheureux hasard. Au loin, on entend le son d’un groupe de percussionnistes qui marchent en procession. On vit bientôt surgir une file de batteurs burundais, tous vêtus de blanc et portant sur la tête leur tambour karyenda, dont il frappent la peau de vache dans un parfait unisson. Les voici qui forment un demi-cercle avec, au centre, l’un des tambours : le show peut commencer. Un mix de frappes en choeur, synchronisées, et de chorégraphies acrobatiques. Les batteurs chacun à leur tour se présentent au centre du demi-cercle, sautent droit vers le ciel tandis que leurs jambes en position grand écart dessinent une parallèle au sol, et qu’ils entourent leur cou de leurs baguettes comme s’ils allaient se couper la gorge. À la foule qui s’est formée, le leader du groupe propose de donner le meilleur d’elle-même face au tambour central. Clou du spectacle : une Japonaise, qui dans cette discipline et sur un instrument habituellement réservés aux hommes, vient donner son meilleur coup.
Peu après que le groupe ait quitté les lieux, voici que déboulent deux gars armés d’une machette et d’une pioche. Ils attaquent la riche terre rouge et commencent à creuser ce qui ressemble fort à une tombe. Le trou est long : il a la bonne taille pour accueillir un humain. Mais voici que d’autres rejoignent les creuseurs en apportant du bois, des bâtons, des outils…. En disposant toutes ces pièces à la place qui convient, voici que se forme un énorme xylophone. Pas moins de six hommes sont assis pieds nus au bord de l’instrument, et commencent leur concert psychédélique. Nakibembe, du nom de cette troupe venue de Busoga, en Ouganda, produit des rythmes hypnotiques, circulaires et bienfaisants. On dirait que chaque note s’envole du xylophone, percutant le son des violents coups sur les lames de bois et la force des chants, mais l’ensemble reste parfaitement en place, subtil et précis dans le temps. Une musique répétitive qui conduit à la transe, et sans doute le set le plus trippant de ce Nyege jusqu’ici.
Ces sessions acoustiques produisent un contraste salutaire avec le son plus hardcore qui a fait la réputation du Nyege, mais elle font en vérité également partie de son ADN. À égale distance des deux se trouve l’un des chouchous de la maison : Otim Alpha, qui avec son Acholitronix s’est aussi produit sur la grande scène où nous avions décidé de poser nos bagages pour ce jour 3, vu l’immanquable programmation annoncée. Otim, ou le Big Man comme j’aime à l’appeler, avait joué lors de notre édition parisienne du Nyege Nyege, et fait une OPA sur le public. Mais là, c’était fascinant de oir jouer l’Ougandais avec un live band et toute sa troupe de danseurs (environ dix femmes et cinq hommes). Voilà Otim qui crie dans le micro, peinturluré de blanc et portant une coiffe dont la forme rappelle celle d’un pissenlit. Il aiguillonne les danseuses pour qu’elles bougent leurs hanches toujours plus rapidement, et qu’elles rivalisent pour capter son attention en portant jusqu’à huit pots sur leur tête, tout en se déhanchant. Le spectacle est total, et embarque tout le monde : dans la foule une chenille s’est formée, et personne ne se tient tranquille. Captain Otim a pris le pouvoir. Le rappel tombe comme une évidence.
Quelque part dans les coulisses se tient un doyen portant une tenue traditionnelle camerounaise. il est plutôt discret et tient à la main une petite bouteille d’alcool local, le Waragui Gin. en approchant, vous vous rendez compte que ce vénérable n’est autre qu’Eko Roosevelt : oui oui, la légende du groove camerounais, patron de l’orchestre national, conseiller du ministre de la culture et qui collabora autrefois avec feu Manu Dibango. C’est bien cet Eko-là qui patiente sur une simple chaise de plastique, avant de donner son concert. Après les salutations et autres compliments, je glisse une question : « Aujourd’hui, qu’est-ce qui a le plus de sens pour vous dans la musique ? » et lui, sans hésiter : « Apprendre à la jouer aux enfants« . La sagesse trouve toujours des oreilles à contenter, même si Eko avait aussi des avis fort tranchés – que je ne citerai pas ici – sur la musique électronique et les DJ. Quand enfin arrive son heure, tout se passe dans le plus grand naturel : on sent qu’Eko a déjà fait ce qu’il va faire mille fois : sa voix est toujours vive et truculente, et il enchaîne les hits (tel que « Kilimandjaro My Home » qui fit l’objet de vigoureuses et sentimentales discussions entre le doyen camerounais et Kabeaushé, natif du Kenya). Tout cela, infestés de mouches de rivières que les lumières ont attiré autour de la scène. Eko en rigole et demande à l’équipe du Nyege de l’emmener jusque dans la foule tandis que l’orchestre termine le set.
On traîne encore dans les coulisses en attendant la performanc de Black Sistarz, un duo formé par Catu Diosis et R3IGNDROPS, accompagnés par leurs danseurs. Sacré contraste : après Eko et Otim, qui sont des boss du show avec orchestre, voici que nos deux DJ démarrent un set de tubes dancehall. Mais c’est là une des ambitions majeures du festival : réunir des gens et des goûts différents. Passer du local à l’international, du commercial à l’avant-garde et parfois réunir les deux, comme avec l’artiste Kabeaushé, programmé sur la grande scène. Vu aussi : un nouveau signataire de Nyege, Adomaa du Ghana, et sa maîtrise de l’afropop, quelques favoris locaux, et les attitudes punk progressives de Black Sistarz et du collectif français Maraboutage. Toute l’équipe de Nyege était hyper-présente et a fait de son mieux pour maintenir le cap. Malgré les défis, Nyege a tenu bon, et la soirée s’est terminée devant un public comblé.
La suite de la nuit n’a été que fête, comme toujours. Le collectif Maraboutage a rendu les danseurs fadas, tandis que Diaki, un coeur rose de papier collé sur la tête, au dessus de ses yeux hallucinés, a donné un des DJ sets les plus intenses du festival, plaçant pour beaucoup, et pour longtemps, le Mali sur la carte des héros de la musique électronique. Darkstar, Hakuna Kulala, etc., mais ça vous connaissez déjà.
La nuit s’éclipse et laisse place à un lever de soleil sur fond de gqom. Charmant duo.
Le dernier jour du Nyege commence. On court sur les braises mais c’est pour mieux planer. Cette nuit c’est tout ou rien. Demain, ne vous attendez à rien : pas sûr de pouvoir garantir un si long récap…
J4 : DIMANCHE
« Vous savez que vous n’allez pas dormir cette nuit ? » Deux heures de sommeil avant d’attaquer le quatrième jour du Nyege, et le pire c’est qu’on a la pêche. On traverse le Nil pour faire une première escale dans le campement des artistes, où nous attendent les membres de Kinact, ce collectif de plasticiens-performers qui a préparé un spectacle en déambulation. On arrive pile au moment où le déjeuner est servi aux artistes. On en profite : à la bonne franquette, pas de fourchette : nos mains font l’affaire. Les monstres de Kinact font leur apparition, chacun couvert d’un matériau différent : des fils électriques, des bouteilles en plastique, de la fourrure, du verre ou des pièces de caoutchouc cannibalisées sur des voitures. L’homme fil-électrique et l’homme-bouteille se promènent le long de la grande allée qui mène à l’entrée. Il est bientôt rejoint par les batteurs du Burundi qui, marchant tambour sur la tête, frappent un rythme régulier.
Les portes du festival s’ouvrent alors que nous sommes encore aux abords du site, dans la localité voisine. Des foules d’enfants et de curieux se pressent pour voir les costumes : ils sont à la fois émerveillés, un brin inquiets et complètement captivés. Les batteurs déposent les tambours, tandis que les monstres grimpent sur la colline.
La suite est l’une des performances les plus frappantes et audacieuses de ce Nyege Nyege.
Zora Snake, un danseur et performeur camerounais a rejoint les monstres. Devant eux, il étale une couverture sur laquelle il dépose divers objets. Une icône, une cloche, un bol, des poudres… De temps à autre, il hurle : un cri de guerre, un cri de manque. Quand les tambours reprennent, le danseur s’avance en direction de la foule compacte d’enfants et d’adultes qui regardent la scène, et commence à se déshabiller. Il porte un maillot de bain speedo rose. Il l’enlève. Sous le speedo… encore un autre speedo rose. Difficile de savoir ce qu’en pense l’assistance, vue la réputation du Nyege et les récents débats parlementaires qu’elle a suscitée. Zora Snake se met à gesticuler, tombe, se relève, et bondit au rythme des percussions. Il retourne à sa couverture, mélange une poudre, se couvre de vert et déchire plusieurs branches d’au moins un mètre qu’il scotche l’une après l’autre autour de sa tête. Ensuite, il fait un mélange avec de l’argile et s’en couvre la figure et les lèvres. C’est violent, grotesque, et en même temps terriblement beau. Les tambours ancrent le spectacle -musique et costumes- dans la tradition, tandis que le danseur et les monstres tirent le tout vers une Afrique à la fois psychédélique et futuriste.
Je suis stupéfait. Il y a trop de choses à démêler, un pouvoir d’évocation trop grand pour cerner mes impressions. Mais c’est la première fois pendant le festival que j’entrevois le sens profond de cet événement qui transforme et met les cultures en mouvement. La procession se relève, et revenant sur ses pas, prend la direction du festival. Surprenant les gens par derrière, le danseur continue ses mouvements de serpent, tandis que les monstres poursuivent les gens. Là, il commence à pleuvoir. Tout le monde est totalement sous le charme, les téléphones sortent, et on ne sait pas s’il faut rire ou courir.
Comme par malédiction ou par magie, la pluie a continué de tomber, et de plus en plus fort. Nous nous sommes réfugiés dans le Nyege Merch box, notre « résidence secondaire », et avons regardé le torrent continuer sa course. Un de nos colocataires du moment a décidé de courir dans le froid pour trouver une bouteille de gin Waragi à partager. Il revient trempé. Nous prenons tous des shots. Le soleil se couche. L’électricité est coupée. Certains se demandent si leurs tentes sont encore debout. Les restes de la troupe de xylophones de Nakibembe sont étalés et abandonnés devant nous.
Bien sûr, la pluie finit par se calmer, laissant derrière elle ses amies : la boue et les flaques d’eau. Les lumières s’allument, et le groupe Nakibembe revient pour vider l’eau de sa tombe acoustique (voir plus haut, jour 3), et termine la construction de son xylophone. C’est la dernière nuit, et avec la splendeur rythmique de Nakibembe, nous nous rendons compte que rien ne pourra arrêter cette fête.
La scène Hakuna Kulala. C’est là qu’il fallait être ce soir-là. On y trouvait la foule la plus dense, et nombre de représentants de la famille Nyege : autant d’artistes sortis pour soutenir leurs camarades qui se produisaient. La programmation était dingue et tout le monde était prêt à se surpasser. Nous avons suivi le DJ britannique Decay en premier. Un technicien subtil et énergique. Puis Binghi était de retour avant que la machine congolaise à envoyer du bois, Nutangu, ne débarque. Après elle viendront TNTC de Jokko, puis Hibotep… Une puissance de feu féminine produite par des dures à cuire que la foule entière a adoré. Derrière les platines et devant la scène, il y avait une énorme masse informe de danseurs bougeant et bondissant, comme un océan agité par de puissants courants.
Enfin, voici Sisso. Le duo précurseur de cette musique afro-rave speed et bricolée en mp3 qu’on appelle singeli.
Ces deux-là étaient si chauds que c’en était insupportable. Pendant que l’un martelait les touches, l’autre utilisait un clavier d’ordinateur et une machine à boucles pour créer l’extase hypnotique de cette musique née en Tanzanie. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que de bouger sur ce son à 160bpm. Sans chemise ni chaussures, mais avec leur short et bandeaux orange, le duo est là pour en jeter. À un moment donné, ils décident de se couvrir les yeux avec leurs bandeaux. L’un d’eux joue du clavier avec son nez tandis que l’autre, monté sur scène, s’est mis à appuyer sur les touches de son ordi avec les pieds. Un énorme « fuck you » à l’excès de zèle et à la surproduction. Comme quoi, on peut faire un tube sans oeil ni sol.
On m’a convaincu de sauter le prochain set d’Hakuna pour aller voir, sur la scène principale (Mainstage), le show afro-tech du DJ portugais Zakente. Nous arrivons un peu en avance, et l’entracte est brutal. Il pleut des seaux, et les gens commencent à s’éloigner. Au point qu’à 2H30 du matin, il n’y a presque plus personne devant la scène où le concert doit débuter. Par respect et solidarité, nous restons, et filons nous poster juste devant la scène. Zakente, lui, ne semble pas inquiet, prêt à faire son show quoi qu’il arrive, même pour les 5 ou 6 personnes qui groovent en duel à l’avant. Son set est impeccable. Encore un fin technicien qui a le goût des rythmes kuduro. On a dansé sous la pluie, on a crié et applaudi et, lentement mais sûrement, la foule est revenue. En pleine forme et souriant, Zakente a envoyé la sauce et c’est devant une foule aux proportions tout a fait respectable qu’il a clôturé son set.
Après l’avoir salué et félicité, on est vite repartis vers la scène Hakuna. DJ Marcelle était programmée. Et son set a été rien de moins qu’historique. On avait l’impression que la pluie allait foudroyer et faire voler en éclats la structure, que les enceintes allaient émerger de la boue et que tout le monde allait se rouler dans un chaos béat, en riant comme des fous dont l’électricité de la musique étirerait les veines jusqu’à ce qu’elles soient fines comme des ondes sonores. Marcelle est une patronne. Nyege le sait, c’est pourquoi elle a mérité cette apothéose entre 4 et 5h du matin.
Mais on n’en finit jamais avec le Nyege. D’ailleurs c’est la rappeuse tanzanienne Kadilida qui enchaîne en mode singeli, avec un flow de mitraillette qui ne laisse place à aucune pause, ni à aucune respiration. Allez hop, encore un coup de 160bpm entre 5h et 6h du matin ! C’est une star discrète, qui porte chapeau de feutre et sweat à capuche, mais qui bondit en tous sens et crache de la lave bouillante.
Et quand le soleil commença à se montrer, tout le monde de migrer vers la scène Darkstar. La Belge DJ M I M était déjà en train de jouer, et alle a réussi à nous percer des trous dans le cerveau grâce à son expérimental bass. Puis vint Eye, ce producer japonais dont le son hyper vogue maintint les danseurs en éveil et même mieux, aux aguets. Comme si ça ne suffisait pas, voici Authentically plastic qui finit par tout détruire sur son passage avec son mix de gqom, de techno et de cet indéfinissable cool qui l’accompagne partout, faisant partie de son aura.
Enfin, Jokko est entré en scène. Le collectif s’est fait un nom parmi les fêtards et les DJ les plus impitoyables et les plus coriaces, et sa réputation est devenue légendaire. Au cours des premières minutes, un type du coin vêtu d’un gros blouson de cuir rouge surgit sur une moto, présentant ainsi au monde sa bécane, et sa femme. Il se dirige directement vers le dancefloor, descend de sa moto, complètement torché par la grâce d’une flasque de la taille d’une Bible du roi James, et fait tourner son moteur au rythme de la musique. Certains adorent, d’autres détestent, mais c’est un vrai spectacle. Finalement, la police est arrivée et a exigé que la musique soit coupée. Un frisson froid a parcouru ma colonne vertébrale. Ça ne peut pas finir comme ça, n’est-ce pas ? La réponse du DJ de Jokko, après une petite conversation sans musique, a été en gros, « allez vous faire foutre » ; un artiste portant un chapeau rose avec de longues dreads verte a sorti sa flûte, a commencé à jouer quelques riffs arabes psychédéliques pendant que la foule éloignait la police. Une fois celle-ci partie, ils ont remis les basses.
Je pourrais encore continuer, car en vérité cette fête ne s’arrête jamais. Nous avons nagé dans le Nil. Un groupe s’est formé pour traverser la rivière pour l’afterparty des artistes au River Lodge. Deux jours sans dormir, bientôt trois. Le festival est une excuse aussi rutilante que chaotique.
Dernières réflexions à propos de ce Nyege Nyege 2022. N’attendez rien, ne présumez rien. Ça vous ferait autant de mal que de bien. Le moment du quitte ou double est encore une fois repoussé à l’année prochaine. C’est sûr, il y en eut des problèmes d’organisation, des sérieux problèmes de sécurité aussi. Il ne faudrait pas faire comme s’ils n’existaient pas. Les partenaires commerciaux, les infrastructures fragiles et la police de la moralité continueront de vouloir faire chuter la tour de ce collectif en pleine croissance, toujours plus international. L’esthétique underground sans peur ni compromis, et le capital de contre-culture qui l’accompagne peuvent être transformés en institution ou alors servir de contrepoids aux ambitions toujours plus envahissantes de ces dernières.
Pour tenter de le dire en quelques images, en quelques mots :
C’est l’observation du plongeon d’un cygne dans la beauté et le chaos. C’est une expérience du décentrement : quand la musique peut courber votre esprit. Une boîte de Pandore dans une région où les mythes et la morale sont plus anciens et plus stricts. C’est retenir son souffle dans un long tunnel pour faire un vœu. C’est un conflit résolu en mouvement. C’est une fête sauvage, vraiment sauvage.